Aujourd’hui, j’ai pensé aux morts.
C’est le dernier jour de l’année ancienne. Les fougères de la colline ont bruni, les ormes, au fond de la vallée, ont perdu leurs feuilles, et l’abattage hivernal du bétail a commencé. Ce soir, c’est la veille de Samain.
Cette nuit, le rideau qui sépare les morts des vivants va frémir, s’effilocher et finalement disparaître. Cette nuit, les morts vont franchir le pont des épées. Cette nuit, les morts vont quitter les Enfers pour venir dans ce monde, mais nous ne les verrons pas. Ce ne seront que des ombres dans la ténèbre, de simples courants d’air dans une nuit sans vent, mais ils seront là.
Monseigneur Sansum, le saint qui dirige notre petite communauté de moines, se gausse de cette croyance. Les morts, assure-t-il, n’ont pas de corps spectraux ni ne sauraient franchir le pont des épées : ils gisent plutôt dans leurs froides sépultures, où ils attendent la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est bon, dit-il, de se souvenir des morts et de prier pour leurs âmes immortelles, mais leurs corps ne sont plus. Ils sont corrompus. Leurs yeux ont fondu pour ne laisser dans leurs crânes que des trous noirs, la vermine liquéfie leur bedaine et la moisissure recouvre leurs ossements. Le saint nous l’assure : les morts ne viennent pas troubler les vivants à la veille de Samain. Pourtant, cette nuit, il prendra soin de laisser une miche de pain à côté de l’âtre du monastère. Il prétextera quelque étourderie, mais il y aura tout de même cette nuit une miche de pain et une cruche d’eau à côté des cendres de la cuisine.
Quant à moi, je laisserai davantage. Une coupe d’hydromel et une tranche de saumon. Ce sont de menus présents, mais tout ce que je puis me permettre, et cette nuit je les placerai dans l’ombre, à côté de l’âtre, avant de rejoindre ma cellule de moine et accueillir les morts qui viendront dans cette maison glaciale sur cette colline pelée.
Je nommerai les morts. Ceinwyn, Guenièvre, Nimue, Merlin, Lancelot, Galahad, Dian, Sagramor ; la liste couvrirait deux parchemins. Ils sont si nombreux. Leurs pas ne déplaceront pas un fétu de paille sur le sol ni n’effraieront les souris qui nichent dans le toit de chaume du monastère ; l’évêque Sansum lui-même sait bien que les chats feront le gros dos et siffleront depuis les recoins de la cuisine tandis que les ombres qui ne sont point des ombres s’approcheront de l’âtre pour y trouver les offrandes qui les dissuadent d’accomplir des méfaits.
Aujourd’hui, j’ai donc pensé aux morts.
Je suis vieux maintenant, peut-être aussi vieux que l’était Merlin, mais loin d’être aussi sage. Je crois que l’évêque Sansum et moi sommes les seuls survivants de la grande époque, et moi seul m’en souviens avec tendresse. Peut-être d’autres vivent encore. En Irlande, peut-être, ou dans les friches au nord de Lothian, mais je ne les connais pas. Pourtant, je sais une chose : si d’autres vivent encore, alors eux, comme moi, reculent devant l’arrivée de la ténèbre comme les chats se font tout petits face aux ombres de cette nuit. Tout ce que nous aimions est brisé ; tout ce que nous avons fait est abattu, et tout ce que nous avons semé, les Saxons l’ont récolté. Nous autres, Bretons, nous accrochons aux terres hautes de l’ouest et parlons de revanche, mais il n’est point d’épée pour affronter une grande ténèbre. À certains moments, qui ne reviennent que trop fréquemment ces temps-ci, mon seul désir est d’être avec les morts. Monseigneur Sansum m’en félicite et m’assure que c’est fort bien ainsi : je dois brûler d’être au ciel à la droite de Dieu, sans imaginer pour autant accéder au ciel des saints. J’ai trop péché et je crains donc l’Enfer, mais j’espère encore, contre ma foi, rejoindre plutôt les Enfers. Car là-bas, sous les pommiers d’Annwn et de ses quatre tours, attend une table chargée de victuailles autour de laquelle se pressent les spectres de tous mes vieux amis. Merlin sera enjôleur, sentencieux, grognon et moqueur. Galahad enragera d’être interrompu, et Culhwch, las de tant de parlotes, volera une grosse portion de bœuf en imaginant que personne ne le voit. Et Ceinwyn sera là-bas, cette chère et adorable Ceinwyn, ramenant la paix où Nimue a semé le trouble.
Mais j’ai le malheur de respirer encore. Je vis tandis que mes amis festoient, et tant que je vivrai j’écrirai cette histoire d’Arthur. J’écris pour le compte de la reine Igraine, la jeune épouse du roi Brochvael de Powys, qui est le protecteur de notre petit monastère. Igraine voulait savoir tous les souvenirs que j’avais gardés d’Arthur, et je me suis mis à coucher par écrit ces récits, mais l’évêque Sansum désapprouve mon entreprise. Il dit qu’Arthur était l’ennemi de Dieu, un rejeton du démon, alors j’écris dans ma langue maternelle, le saxon, que le saint n’entend pas. Igraine et moi lui avons expliqué que j’écris l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ dans la langue de l’ennemi. Peut-être nous croit-il, peut-être attend-il l’heure de démasquer la supercherie et de me châtier.
J’écris tous les jours. Igraine se rend fréquemment au monastère pour prier Dieu d’accorder à sa matrice la bénédiction d’un enfant ; et, ses prières terminées, elle emporte les parchemins terminés et les fait traduire en breton par le clerc de justice de Brochvael. Je crois qu’elle change l’histoire, pour faire un Arthur plus proche de son désir, mais peut-être est-ce sans grande importance, car qui lira jamais ce récit ? Je suis tel un homme qui dresse un mur d’argile pour résister à l’inondation qui menace. La nuit vient, où plus personne ne lira. Il n’y aura plus que des Saxons.
Ainsi, j’écris sur les morts, et l’écriture tue le temps en attendant que je les puisse rejoindre ; en attendant l’heure où frère Derfel, l’humble moine de Dinnewrac, sera de nouveau seigneur Derfel Cadarn, Derfel le Puissant, champion de Dumnonie et ami cher d’Arthur. Mais aujourd’hui je ne suis qu’un vieux moine transi de froid qui griffonne ses souvenirs de la seule main qu’il lui reste. Et ce soir, c’est la veille de Samain, et demain commence l’année nouvelle. L’hiver arrive. Les feuilles mortes s’amoncellent contre les bordures de haies ; on aperçoit des grives dans les chaumes, les goélands ont fui la mer pour l’arrière-pays et les bécasses se rassemblent sous la pleine lune. C’est une bonne saison, me dit Igraine, pour écrire sur le passé, et elle m’a apporté une nouvelle liasse de peaux, un flacon d’encre fraîchement mélangée et un faisceau de plumes. Parlez-moi d’Arthur, dit-elle, du magnifique Arthur, notre dernier et meilleur espoir, notre roi qui ne fut jamais roi, l’Ennemi de Dieu et le fléau des Saxons. Parlez-moi d’Arthur.
*
Un champ après la bataille est une chose épouvantable.
Nous avions gagné, mais il n’y avait aucune exaltation dans nos âmes, juste de la lassitude et du soulagement. Nous frissonnions autour de nos feux et tâchions de ne pas penser aux goules et aux esprits qui arpentaient la ténèbre où gisent les morts de Lugg Vale. Certains d’entre nous s’endormirent, mais personne ne dormit bien tant les cauchemars de la fin de la bataille nous harcelaient. Je me réveillai en pleine nuit, arraché au sommeil par le souvenir d’un coup de lance qui avait failli m’embrocher. Issa m’avait sauvé, repoussant la lance de l’ennemi du bord de son bouclier, mais ce qui avait failli se passer me hantait. Je tâchai de me rendormir, mais le souvenir de cette lance me tenait en éveil, si bien que, las et frissonnant, je finis par me lever et tirai sur mon manteau trempé. Les feux allumés dans le val dessinaient des sillons et, entre les flammes, dérivaient les miasmes de la fumée et de la brume. Certaines choses bougeaient dans la fumée, mais était-ce des spectres ou des vivants ? Je ne saurais le dire.
« Tu ne dors pas, Derfel ? »
Une voix douce me parvint du pas de la porte du bâtiment romain où gisait le corps du roi Gorfyddyd.
Je me retournai. Arthur m’observait : « Je ne trouve pas le sommeil, Seigneur », avouai-je.
Il se fraya un chemin à travers les guerriers endormis. Il portait l’un de ces longs manteaux blancs qu’il affectionnait tant et, dans la nuit embrasée, on aurait cru qu’il brillait. Il n’y avait ni boue ni sang, et je compris qu’il avait dû le mettre en lieu sûr pour avoir un habit propre à passer après la bataille. Nous autres, ça nous était bien égal de finir la bataille nus comme un ver du moment que nous étions encore en vie, mais Arthur a toujours été un homme délicat. Il était tête nue, et sa chevelure portait encore les marques imprimées par son casque sur son cuir chevelu. « Je n’ai jamais bien dormi après la bataille, dit-il, pas avant une semaine au moins. Puis vient une bienheureuse nuit de repos. »
Il me sourit.
« Je suis ton débiteur.
— Non, Seigneur. » Mais en vérité, il l’était ; Sagramor et moi avions tenu Lugg Vale toute cette longue journée, bataillant dans le mur de boucliers contre une horde d’ennemis sans nombre, et Arthur n’avait pu voler à notre secours. L’heure de la délivrance avait enfin sonné, et celle de la victoire aussi, mais de toutes les batailles qu’avait livrées Arthur, c’était la plus proche d’une défaite. Jusqu’à la dernière bataille.
« Si tu l’oublies, moi, au moins, je saurai me souvenir de ma dette, dit-il avec chaleur. Il est temps de vous enrichir, Derfel, toi et tes hommes. » Il sourit et me prit par le coude pour me conduire vers un coin de terre nue, où nos voix ne troubleraient pas le sommeil agité des guerriers qui dormaient tout près des feux fumants. La terre était trempée et la pluie avait noyé les balafres laissées par les sabots des gros chevaux d’Arthur. Je me demandai si les chevaux rêvaient de bataille, puis me demandai si les morts arrivés aux Enfers frissonnaient encore au souvenir du coup d’épée ou de lance qui avait expédié leur âme de l’autre côté du pont des épées. Arthur m’arracha à mes songeries :
« Gundleus est mort, j’imagine ?
— Mort, Seigneur. »
Le roi de Silurie était mort en début de soirée, mais je n’avais pas revu Arthur depuis l’instant où Nimue avait extirpé la vie de son ennemi.
« Je l’ai entendu hurler, dit Arthur d’un ton prosaïque.
— La Bretagne entière a dû l’entendre hurler », répondis-je tout aussi sobrement. Nimue avait retiré l’âme noire du roi, morceau après morceau, se vengeant en fredonnant de l’homme qui l’avait violée et lui avait pris l’un de ses yeux.
« La Silurie a donc besoin d’un roi », conclut Arthur, parcourant du regard la longue vallée où les formes noires dérivaient dans la brume et la fumée. Les flammes faisaient danser les ombres sur son visage rasé de près et lui donnaient l’air d’un géant. Ce n’était pas un bel homme, mais il n’était pas laid non plus. Il avait plutôt un visage singulier : long, osseux et fort. Au repos, c’était un visage lugubre, suggérant la sympathie et la prévenance, mais dans la conversation l’enthousiasme l’illuminait d’un sourire radieux. Il était encore jeune à cette époque, tout juste trente ans, et il n’y avait aucune trace de gris dans ses cheveux coupés court. Il me prit par le bras et fit un geste en direction de la vallée.
« Vous allez marcher parmi les morts ? »
J’eus un mouvement de recul, épouvanté. Pour ma part, j’aurais attendu que l’aube eût chassé les goules avant de m’aventurer loin des feux protecteurs.
« C’est nous qui en avons fait des morts, Derfel, toi et moi. Ce sont donc eux qui devraient avoir peur de nous, n’est-ce pas ? »
Jamais il ne fut un homme superstitieux, comme nous autres qui brûlions de bénédictions, chérissions nos amulettes et étions à chaque instant à l’affût de signes qui pussent nous prévenir des dangers. Arthur évoluait à travers ce monde des esprits tel un aveugle. « Viens », fit-il en me touchant à nouveau le bras.
Ainsi, avançâmes-nous dans l’obscurité. Ce n’étaient pas tous des morts, ces choses qui gisaient dans la brume, car certains appelaient pitoyablement à l’aide, mais Arthur, d’ordinaire le meilleur des hommes, restait sourd à leurs faibles cris. Il pensait de nouveau à la Bretagne.
« Demain, je vais dans le sud, je m’en vais voir Tewdric. »
Le roi Tewdric de Gwent était notre allié, mais, croyant la victoire impossible, il avait refusé d’envoyer ses hommes à Lugg Vale. Le roi était notre débiteur désormais, car nous avions gagné sa guerre à sa place, mais Arthur n’était pas homme à garder rancune.
« Je lui demanderai d’envoyer des hommes à l’est pour affronter les Saxons, mais je dépêcherai aussi Sagramor. Cela devrait suffire pour tenir la frontière pendant l’hiver. Tes hommes méritent le repos », conclut-il en me gratifiant d’un léger sourire.
Le sourire me fit comprendre qu’il n’y aurait point de repos. « Ils feront ce que tu demandes », répondis-je docilement. Je marchais avec raideur, las des ombres qui tournoyaient et faisant de ma main droite le signe contre le mal. Certaines âmes, fraîchement arrachées à leur corps, ne trouvent point l’entrée des Enfers, mais errent plutôt à la surface de la terre en quête de leurs dépouilles et cherchent à se venger de ceux qui les ont trucidés. Cette nuit-là, nombre de ces âmes rôdaient dans Lugg Vale, et je les craignais, mais Arthur, oublieux de leur menace, se promenait insouciant à travers ce champ de mort, relevant d’une main les bords de son manteau pour le protéger de l’herbe trempée et de la boue épaisse.
« Je veux tes hommes en Silurie, reprit-il d’un ton décidé. Œngus Mac Airem voudra la piller, mais il faut l’en empêcher. » Œngus était le roi irlandais de Démétie, qui avait changé de camp dans la bataille et donné la victoire à Arthur : le prix de l’Irlandais était une part des esclaves et de la richesse du royaume du défunt Gundleus. « Il peut prendre une centaine d’esclaves, décréta Arthur, et un tiers du trésor de Gundleus. Il y a consenti, mais il essaiera de nous flouer.
— Je veillerai qu’il n’en fasse rien, Seigneur.
— Non, pas toi. Confierais-tu tes hommes à Galahad ? »
Je consentis d’un signe de tête, dissimulant ma surprise.
« Mais qu’attendez-vous donc de moi ?
— La Silurie est un problème », poursuivit Arthur, feignant d’ignorer ma question. Il s’arrêta, fronçant les sourcils en pensant au royaume de Gundleus. « Il a été mal gouverné, Derfel, mal gouverné. » On devinait dans ses paroles un dégoût profond. Pour nous autres, un gouvernement corrompu était aussi naturel que neige en hiver ou fleurs au printemps, mais Arthur en était sincèrement horrifié. De nos jours, on se souvient d’Arthur comme d’un seigneur de la guerre, l’homme resplendissant dans son armure étincelante qui a fait entrer une épée dans la légende, mais il eût aimé qu’on se souvînt simplement de lui comme d’un chef bon, honnête et juste. Si l’épée lui donna le pouvoir, il remit ce pouvoir à la loi. « C’est un royaume sans importance, poursuivit-il, mais il nous créera des ennuis sans fin si nous n’y mettons de l’ordre. » Il pensait tout haut, tâchant d’imaginer tous les obstacles qui séparaient encore cette nuit d’après la bataille de son rêve d’une Bretagne unie et pacifiée. « L’idéal serait de le partager entre Gwent et Powys.
— Pourquoi pas ?
— Parce que j’ai promis la Silurie à Lancelot », répondit-il d’une voix qui ne souffrait aucune contradiction. Je ne dis mot, me contentant d’effleurer la garde d’Hywelbane, afin que le fer protégeât mon âme des vilaines choses de cette nuit. J’avais les yeux braqués vers le sud où les morts formaient un remblai près des arbres où mes hommes avaient combattu l’ennemi tout au long de la journée.
Il y avait eu bien des braves dans cette bataille, mais pas Lancelot. Cela faisait des années que je combattais pour Arthur et que je connaissais Lancelot, mais je ne l’avais encore jamais vu dans le mur de boucliers. Je l’avais vu donner la chasse à des fuyards mal en point, je l’avais vu faire défiler des captifs devant la populace excitée, mais jamais je ne l’avais vu en sueur dans le choc de la mêlée, dans le fracas de deux murs de boucliers qui s’affrontent. Il était le roi en exil de Benoïc, détrôné par la horde des Francs surgis de la Gaule pour effacer le royaume de son père, mais pas une seule fois, à ma connaissance, il n’avait porté la lance contre une bande de guerriers francs, et pourtant les bardes n’en finissaient pas de s’époumoner à chanter sa bravoure. C’était Lancelot, le roi sans terre, le héros de cent batailles, l’épée des Bretons, le beau seigneur des douleurs, le parangon, et toute cette belle réputation, il la devait à la chanson, et nullement, à ce que j’en savais, à son épée. J’étais son ennemi, et lui le mien. Mais nous étions tous deux les amis d’Arthur, et cette amitié imposait à notre inimitié une fâcheuse trêve.
Arthur savait mon hostilité. Me touchant le coude, il m’entraîna vers le remblai de morts. « Lancelot est l’ami de la Dumnonie, insista-t-il, en sorte que si Lancelot dirige la Silurie, nous n’aurons rien à craindre d’elle. Et si Lancelot épouse Ceinwyn, le Powys le soutiendra lui aussi. »
Voilà. C’était dit, et mon hostilité se hérissait maintenant de colère, mais je me gardai de dire quoi que ce soit contre le projet d’Arthur. Que pouvais-je dire ? J’étais le fils d’une esclave saxonne, un jeune guerrier avec une bande d’hommes, mais sans terre. Et Ceinwyn était une princesse : on l’appelait seren, l’étoile, et elle brillait sur une terre désolée comme une étincelle de soleil dans la boue. Elle avait été la fiancée d’Arthur, mais elle l’avait perdu au profit de Guenièvre, et cette perte avait entraîné la guerre qui venait de s’achever dans le carnage de Lugg Vale. Maintenant, au nom de la paix, Ceinwyn doit épouser Lancelot, mon ennemi, tandis que moi, qui ne compte pour rien, je suis amoureux d’elle. J’ai porté sa broche et son image n’a pas quitté mes pensées. J’avais même fait le serment de la protéger et elle n’avait pas repoussé mon serment. Son acceptation m’avait empli du fol espoir que mon amour pour elle n’était pas vain, mais il l’était. Ceinwyn est une princesse : elle doit épouser un roi. Moi qui ne suis qu’un lancier né d’une esclave, j’épouserai qui je pourrai.
Aussi ne dis-je mot de mon amour pour Ceinwyn et Arthur, qui disposait de la Bretagne en cette nuit d’après la victoire, n’en soupçonnait rien. Et comment l’aurait-il soupçonné ? Si je lui avais confessé que j’étais amoureux de Ceinwyn, il y aurait vu l’ambition révoltante d’une poule de basse-cour qui voudrait s’accoupler avec un aigle.
« Tu connais Ceinwyn, n’est-ce pas ?
— Oui, Seigneur.
— Et elle t’aime, ajouta-t-il sur un ton à demi interrogateur.
— J’ose le croire », répondis-je franchement, me souvenant de la beauté pâle et argentée de Ceinwyn, révulsé à la seule idée qu’elle fût promise à ce bellâtre.
« Elle m’aime assez, poursuivis-je, pour me confier le peu d’ardeur que lui inspire ce mariage.
— Pourquoi serait-elle enthousiaste ? Elle n’a jamais rencontré Lancelot. Je n’attends pas d’elle de l’enthousiasme, Derfel, juste de l’obéissance. »
J’hésitai. Avant la bataille, quand Tewdric était si impatient de terminer la guerre qui menaçait de ruiner son pays, je m’étais rendu en mission de paix auprès de Gorfyddyd. La mission avait échoué, mais j’avais parlé avec Ceinwyn et lui avais confié l’espoir d’Arthur de la voir épouser Lancelot. Elle n’avait pas rejeté l’idée, mais ne s’en était pas réjouie non plus. À cette date, naturellement, nul ne pensait qu’Arthur pourrait vaincre le père de Ceinwyn dans la bataille et elle m’avait prié de demander une faveur à Arthur s’il gagnait. Elle désirait ma protection, et quant à moi, j’étais tellement épris d’elle que je traduisis sa demande comme une supplique : qu’elle ne fût point contrainte à un mariage dont elle ne voulait pas. Je dis alors à Arthur qu’elle avait imploré ma protection :
« Elle n’a été que trop souvent fiancée, Seigneur, et trop souvent déçue, et je crois qu’elle voudrait qu’on lui fiche la paix pour un temps.
— Pour un temps ! »
Arthur rit.
« Elle n’a pas le temps. Elle a près de vingt ans ! Elle ne peut rester célibataire comme un chat incapable d’attraper une souris. Et qui d’autre peut-elle épouser ? »
Il fit quelques pas.
« Elle a ma protection, mais quelle meilleure protection pourrait-elle souhaiter que d’être mariée à Lancelot et placée sur un trône ? Et toi ? demanda-t-il soudain.
— Moi, Seigneur ? »
L’espace d’un instant, je crus qu’il me proposait d’épouser Ceinwyn et mon cœur bondit.
« Tu as près de trente ans, reprit-il, et il est temps que tu te maries. Nous y veillerons quand nous serons de retour en Dumnonie, car pour l’instant je veux que tu ailles au Powys.
— Moi, Seigneur ? Au Powys ? »
Nous venions de combattre et de vaincre l’armée du Powys, et je n’imaginais pas que quiconque au Powys pût accueillir un guerrier ennemi. Arthur me prit par le bras :
« L’essentiel, dans les semaines qui viennent, Derfel, c’est que Cuneglas soit acclamé roi du Powys. Il pense que personne ne le défiera, mais je veux en être sûr. Je veux que l’un de mes hommes aille à Caer Sws témoigner de notre amitié. Rien de plus. Je veux juste que quiconque serait tenté de le défier sache qu’il devra m’affronter moi aussi bien que Cuneglas. Si tu vas là-bas, et que chacun voit que tu es son ami, le message sera clair.
— En ce cas, pourquoi ne pas envoyer une centaine d’hommes ?
— Parce que ce serait donner l’impression que nous imposons Cuneglas sur le trône du Powys. Je ne veux pas de cela. J’ai besoin de lui comme d’un ami, et je ne veux pas qu’il retourne au Powys en donnant l’impression d’un vaincu. Qui plus est, ajouta-t-il dans un sourire, tu vaux bien cent hommes, Derfel. Tu l’as prouvé hier. »
Je fis la moue, parce que les compliments extravagants m’ont toujours mis mal à l’aise. Mais si l’éloge voulait dire que j’étais l’homme de la situation pour être l’émissaire d’Arthur au Powys, j’en étais fort aise, car ainsi je serais de nouveau près de Ceinwyn. Je chérissais encore le souvenir de son toucher sur ma main, de même que je chérissais la broche qu’elle m’avait donnée de longues années plus tôt. Elle n’avait pas encore épousé Lancelot, me disais-je, et la seule chose que je désirais, c’était l’occasion de caresser mes espoirs impossibles.
« Mais une fois Cuneglas acclamé, que dois-je faire ?
— Tu m’attends, répondit Arthur. J’irai dès que possible au Powys, et sitôt que nous aurons réglé la paix et que Lancelot sera dûment fiancé, nous rentrerons. Et l’an prochain, mon ami, tu conduiras les armées de Bretagne contre les Saxons. » Il évoquait l’art de la guerre avec un rare plaisir. Il était bon au combat, et il y goûtait même dans la bataille les frissons extatiques qu’elle procurait à son âme d’ordinaire si prudente. En revanche, jamais il ne cherchait la guerre si la paix était à sa portée, parce qu’il se méfiait des incertitudes de la bataille. Les aléas de la victoire et de la défaite étaient par trop imprévisibles. Et Arthur n’aimait pas voir le bon ordre et la prudence diplomatique abandonnés aux hasards de la bataille. Mais jamais la diplomatie et le doigté ne seraient venus à bout des envahisseurs saxons qui se propageaient comme la vermine à travers l’ouest. Arthur rêvait d’une Bretagne paisible, bien ordonnée et gouvernée dans le respect de la loi, et les Saxons ne faisaient point partie de ce rêve.
« Marcherons-nous au printemps ? demandai-je.
— Dès les premières feuilles.
— Alors, je vous demanderai d’abord une faveur.
— Je t’écoute, répondit-il visiblement ravi que j’attendisse quelque récompense de l’avoir aidé à remporter la victoire.
— Je voudrais d’abord marcher avec Merlin. »
Il marqua un temps de silence. Il fixait le terrain trempé où traînait une épée dont la lame était presque pliée en deux. Quelque part dans l’obscurité, on entendit un homme geindre puis crier et, de nouveau, ce fut le silence.
« Le Chaudron, dit enfin Arthur d’une voix grave.
— Oui, Seigneur. » Merlin était venu à nous en pleine bataille et avait prié les deux camps d’abandonner le combat pour l’aider dans sa quête du Chaudron de Clyddno Eiddyn. Le Chaudron était le plus grand trésor de la Bretagne, un don magique des Dieux. Et voilà des siècles qu’il était perdu ! Merlin avait voué sa vie à cette quête des Trésors, et il n’en était de plus précieux à ses yeux que le Chaudron. Si seulement il pouvait le retrouver, il rendrait la Bretagne à ses dieux légitimes.
Arthur secoua la tête.
« Tu crois vraiment que le Chaudron de Clyddno Eiddyn est resté caché tout au long de ces années ? Tout au long des années de pouvoir romain ? Il a été emporté à Rome, Derfel, et il a été fondu pour en faire des épingles, des broches ou des pièces de monnaie. Il n’y a pas de Chaudron !
— Merlin dit que si, Seigneur.
— Merlin a trop écouté les histoires de bonnes femmes, répondit Arthur avec colère. Tu sais combien d’hommes il veut entraîner dans cette quête du Chaudron ?
— Non, Seigneur.
— Quatre-vingts, à ce qu’il m’a dit. Ou une centaine. Ou, mieux encore, deux cents ! Il ne dira pas même où se trouve le Chaudron, il veut juste que je lui donne une armée et que je le laisse la conduire dans quelque contrée sauvage. En Irlande, peut-être, ou dans le désert. Non ! »
Il donna un coup de pied dans l’épée tordue, puis m’enfonça un doigt dans l’épaule.
« Écoute, Derfel, j’ai besoin de toutes les lances que je puis réunir l’an prochain. Nous allons en découdre avec les Saxons une fois pour toutes, et je ne peux me permettre de perdre quatre-vingts ou cent hommes dans la chasse à une coupe qui a disparu voici près de cinq siècles. Dès que les Saxons d’Aelle seront vaincus, tu pourras chasser cette sottise si tu le dois. Mais c’est moi qui te le dis : c’est une sottise. Il n’y a pas de Chaudron. »
Il fit demi-tour en direction des feux. Je le suivis, désireux de continuer la discussion avec lui. Mais je savais que je ne parviendrais pas à le persuader, car il aurait en effet besoin de toutes ses lances s’il voulait vaincre les Saxons. Et il ne ferait rien qui pût amoindrir ses chances de victoire au printemps. Il me sourit comme pour compenser le refus cassant opposé à ma requête.
« Si le Chaudron existe, reprit-il, il peut bien rester caché encore un an ou deux. Mais en attendant, Derfel, j’entends te rendre riche. Tu vas faire un mariage d’argent. » Il m’envoya une grande claque dans le dos. « Une dernière campagne, mon cher Derfel, un dernier grand carnage, et nous aurons la paix. Une paix pure. Nous n’aurons plus besoin de chaudrons alors. » Il exultait. Cette nuit-là, parmi les morts, il voyait réellement la paix se profiler.
Nous approchâmes des feux allumés autour de la maison romaine où gisait le corps du père de Ceinwyn, Gorfyddyd. Arthur était heureux cette nuit-là, réellement heureux, car il voyait son rêve devenir réalité. Et tout cela semblait si facile. Il y aurait encore une guerre, puis la paix à jamais. Arthur était notre seigneur de la guerre, le plus grand guerrier de la Bretagne et pourtant cette nuit-là après la bataille, au milieu des âmes hurlantes des morts enguirlandés de fumée, il n’aspirait qu’à une chose : la paix. L’héritier de Gorfyddyd, Cuneglas de Powys, partageait le rêve d’Arthur. Tewdric de Gwent était un allié ; Lancelot recevrait le royaume de Silurie et, avec l’armée dumnonienne d’Arthur, les rois unis de Bretagne vaincraient les envahisseurs saxons. Sous la protection d’Arthur, Mordred monterait sur le trône de Dumnonie et Arthur se retirerait pour goûter la paix et la prospérité que son épée avait donnée à la Bretagne.
Ainsi Arthur disposait-il d’un avenir doré.
Mais il faisait peu de fond sur Merlin. Merlin était plus âgé, plus sage et plus subtil qu’Arthur. Et Merlin avait flairé le Chaudron. Il le trouverait, et son pouvoir se répandrait à travers la Bretagne comme un poison.
Car c’était le Chaudron de Clyddno Eiddyn. Le Chaudron qui brisait les rêves des hommes.
Et malgré son sens pratique, Arthur était un rêveur.
*
À Caer Sws, les feuilles étaient lourdes de la dernière sève de l’été.
Je m’étais rendu dans le nord avec le roi Cuneglas et ses hommes vaincus, si bien que j’étais le seul Dumnonien présent lorsque le corps du roi Gorfyddyd fut brûlé au sommet du Dolforwyn. Je vis les flammes de son bûcher jaillir dans la nuit tandis que son âme franchissait le pont des épées pour rejoindre aux Enfers son corps spectral. Le bûcher était entouré d’un double cercle de lanciers du Powys porteurs de torches qui se balançaient tandis qu’ils chantaient la Lamentation funèbre de Beli Mawr. Ils chantèrent longtemps, et le son de leurs voix se répéta en écho dans les collines proches comme un chœur de fantômes. La peine était grande à Caer Sws. On ne comptait pas les veuves et les orphelins. Et dans la matinée, après que le vieux roi eut été brûlé et tandis qu’un panache de fumée s’élevait encore du bûcher en direction des montagnes du nord, la peine fut plus grande encore quand arriva la nouvelle de la chute de Ratae. Ratae avait été une grande forteresse sur la frontière orientale du Powys, mais Arthur l’avait livrée aux Saxons pour acheter leur paix pendant qu’il combattait Gorfyddyd. Nul, au Powys, ne savait encore la trahison d’Arthur et je me gardais bien de la leur apprendre.
Je ne vis pas Ceinwyn avant trois jours, car il y eut trois jours de deuil pour Gorfyddyd et aucune femme ne se rendit au bûcher. Les femmes de la cour avaient passé une robe de laine noire et restèrent enfermées dans la salle des femmes, sans musique, sans rien d’autre à boire que de l’eau et pour tout repas du pain sec et un léger gruau d’avoine. À l’extérieur, les guerriers se réunirent pour l’acclamation du nouveau roi. Docile aux ordres d’Arthur, je tâchai de deviner si un homme contesterait le droit de Cuneglas de monter sur le trône, mais je n’entendis pas le moindre murmure d’opposition.
À la fin des trois jours, la porte de la salle des femmes se rouvrit. Une servante apparut sur le pas de la porte et répandit des fleurs de rue sur les marches et le seuil. Un instant plus tard, un grand nuage de fumée jaillissait de la porte : les femmes brûlaient le lit de noces du vieux roi. La fumée s’échappait en tourbillons de la porte et des fenêtres, et ce n’est que lorsque la fumée se fut dissipée que Helledd, désormais reine du Powys, descendit les marches pour s’agenouiller devant son mari, le roi Cuneglas de Powys. Elle portait une robe de drap blanc : lorsque Cuneglas la releva, chacun put voir des traces de boue à hauteur des genoux. Il l’embrassa puis la reconduisit dans la salle. Tout de noir vêtu, Iorweth, le grand druide du Powys, le suivit à l’intérieur. Dehors, encerclant les murs de bois en rangs de fer et de cuir, les guerriers survivants du Powys attendaient.
Un chœur d’enfants entonna le duo d’amour de Gwydion et d’Aranrhod, le Chant de Rhiannon, puis les longs couplets de la Marche de Gofannon vers Caer Idion. Quand ils eurent fini, Iorweth reparut, maintenant vêtu de blanc, un bâton noir coiffé de gui à la main, pour annoncer que les trois jours de deuil étaient terminés. Les guerriers poussèrent des hourras et brisèrent les rangs pour s’en aller retrouver leurs femmes. Demain, Cuneglas serait acclamé au sommet du Dolforwyn : si un homme entendait lui contester le droit de monter sur le trône, l’acclamation lui en donnerait l’occasion. Pour la première fois depuis la bataille, il me serait aussi donné d’entrevoir Ceinwyn.
Le lendemain, je ne la quittai pas des yeux tandis que Iorweth accomplissait les rites d’acclamation. Elle observait son frère et je la contemplais, comme émerveillé qu’une femme pût être si adorable. Je suis vieux maintenant, et peut-être ma mémoire de vieil homme exagère la beauté de la princesse Ceinwyn, mais je ne le crois pas. On ne l’appelait pas la seren, l’étoile, pour rien. Elle était de taille moyenne, mais toute menue, et cette sveltesse lui donnait une apparence de fragilité qui n’était, comme je l’appris plus tard, qu’une illusion, car Ceinwyn avait par-dessus tout une volonté d’airain. Elle avait, comme moi, les cheveux blonds, sauf que les siens avaient l’éclat de l’or pâle tandis que les miens faisaient penser à une paillasse crasseuse. Ses yeux étaient bleus, son maintien modeste et son visage avait la douceur d’un rayon de miel sauvage. Ce jour-là, elle portait une robe de drap bleu bordée d’une fourrure d’hermine d’hiver blanc argent tachetée de noir : la même robe qu’elle portait quand elle m’avait touché la main pour recevoir mon serment. Elle croisa mon regard une fois et me gratifia d’un sourire grave : et je vous jure que mon cœur a cessé de battre.
Au Powys, les rites de la royauté n’étaient pas différents des nôtres. Cuneglas fit le tour du cercle de pierres du Dolforwyn : on lui remit les symboles de la royauté, puis un guerrier le proclama roi et mit au défi chaque homme présent de contester l’acclamation. À chaque fois, seul répondit le silence. Les cendres du grand bûcher fumaient encore au-delà du cercle, signe qu’un roi était mort, mais le silence qui régnait autour des pierres était la preuve qu’un nouveau roi régnait. Cuneglas reçut alors des présents. Arthur, je le savais, apporterait le sien, magnifique, mais il m’avait confié l’épée de guerre de Gorfyddyd, qui avait été retrouvée sur le champ de bataille, et je la restituai alors en signe du désir de la Dumnonie de faire la paix avec le Powys.
Après l’acclamation, il y eut un banquet dans la salle solitaire qui se dressait au sommet du Dolforwyn. Ce fut un maigre repas, plus riche en hydromel et en bière qu’en bonne chère, mais ce fut aussi l’occasion pour Cuneglas de confier à ses guerriers ses espoirs pour son règne.
Il commença par évoquer la guerre qui venait de s’achever. Il nomma les morts de Lugg Vale et promit à ses hommes que ces guerriers n’étaient pas morts en vain : « Ce qu’ils ont accompli, c’est la paix entre les Bretons. La paix entre le Powys et la Dumnonie. » Ces propos suscitèrent quelques grognements parmi les guerriers, mais Cuneglas les fit taire d’un geste de la main. « Notre ennemi, reprit-il d’une voix soudain rude, ce n’est pas la Dumnonie. Notre ennemi, c’est le Saxon ! » Il s’arrêta, et cette fois nul ne maugréa. Tous attendaient en silence et observaient leur nouveau roi, qui en vérité n’était point un grand guerrier, mais un brave et honnête homme. Ces qualités se lisaient clairement sur son visage juvénile, rond et sans malice, auquel il avait vainement tenté d’ajouter quelque dignité en se laissant pousser de longues moustaches tressées qui lui pendaient sur la poitrine. Sans doute n’était-il pas un guerrier, mais il était assez malin pour savoir qu’il devait offrir à ses hommes l’occasion d’une guerre, car la guerre seule permettait à un homme d’acquérir gloire et richesse. Ratae, leur promit-il, serait reconquise et les Saxons châtiés pour les horreurs qu’ils avaient infligées à ses habitants. Les Saxons seraient boutés hors du Llœgyr, les Pays Perdus, et le Powys, redevenu le plus puissant des royaumes bretons, s’étendrait de nouveau des montagnes jusqu’à la mer de Germanie. Les villes romaines seraient reconstruites, leurs murs retrouveraient leur gloire et les routes seraient refaites. Il y aurait des terres à cultiver, du butin et des esclaves saxons pour chaque guerrier du Powys. Tous applaudirent cette perspective, car Cuneglas offrait à ses chefs déçus les récompenses que les hommes de cette trempe ont toujours attendues de leurs rois. Mais il fit taire les hourras et reprit : la richesse de Llœgyr ne serait pas reconquise par la seule Powys. « Désormais, annonça-t-il à ses partisans, nous marchons aux côtés des hommes du Gwent et avec les lanciers de Dumnonie. S’ils ont été les ennemis de mon père, ce sont mes amis, et c’est pourquoi mon seigneur Derfel est ici. » Il m’adressa un sourire et poursuivit : « Et c’est pourquoi, à la prochaine pleine lune, ma chère sœur sera fiancée à Lancelot. Elle deviendra reine de Silurie, et les hommes de ce pays marcheront avec nous, avec Arthur et avec Tewdric pour débarrasser le pays des Saxons. Nous détruirons notre véritable ennemi. Nous détruirons les Saïs ! »
Cette fois, les vivats furent sans restriction. Il les avait conquis. Il leur offrait la richesse et le pouvoir de la vieille Bretagne, et ils claquèrent des mains et frappèrent des pieds pour montrer leur approbation. Cuneglas marqua un temps d’arrêt, laissant se poursuivre l’acclamation, puis s’assit en souriant, comme s’il savait qu’Arthur eût approuvé tout ce qu’il venait de dire.
Plutôt que de rester sur le Dolforwyn pour la beuverie qui allait durer toute la nuit, je retournai à Caer Sws derrière le char à bœufs qui portait la reine Helledd, ses deux tantes et Ceinwyn. Les dames royales voulaient être rentrées au crépuscule et je tenais à les suivre : non que je fusse mal à l’aise parmi les hommes de Cuneglas, mais parce que je n’avais pas trouvé l’occasion de parler avec Ceinwyn. Ainsi, tel un veau hébété, je me joignis à la petite troupe de lanciers qui leur servaient d’escorte. J’avais soigné ma toilette ce jour-là, pour faire bonne impression à Ceinwyn : j’avais nettoyé ma cotte de mailles, décrotté mes bottes et mon manteau, puis ramené mes longs cheveux blonds en une tresse qui me tombait dans le dos. Je portais sa broche sur mon manteau, en signe de mon allégeance envers elle.
Je crus qu’elle m’ignorait, car tout au long du chemin, elle resta assise sans poser les yeux sur moi, mais enfin, lorsqu’au détour de la route on aperçut la forteresse, elle se retourna et mit pied à terre pour m’attendre au bord du chemin. Les lanciers de l’escorte s’écartèrent pour me laisser la rejoindre. Elle sourit en reconnaissant la broche mais n’y fit aucune allusion.
« Nous nous demandions, Seigneur Derfel, ce qui vous amenait ici.
— Arthur, Dame, voulait qu’un Dumnonien fût témoin de l’acclamation de votre frère.
— Ou il voulait être sûr qu’il serait acclamé ? observa-t-elle malicieusement.
— C’est vrai aussi », avouai-je.
Elle haussa les épaules. « Il n’est personne d’autre qui pourrait être roi ici. Mon père y avait veillé. Il y avait bien un chef, un dénommé Valerin, qui aurait pu contester la royauté à Cuneglas, mais on nous dit que Valerin est mort au combat.
— C’est exact, Dame », répondis-je, sans préciser que c’était moi qui l’avais tué en un combat singulier près du gué de Lugg Vale. « C’était un brave, comme votre père. Je suis navré pour vous qu’il soit mort. »
Elle fit quelques pas en silence, tandis que Helledd, la reine du Powys, nous observait d’un air méfiant depuis le char. « Mon père, reprit Ceinwyn au bout d’un instant, était un homme implacable. Mais il a toujours été bon envers moi. » Elle parlait d’une voix triste, mais sans verser de larmes. Car ces larmes, elle les avait déjà versées : maintenant, son frère était roi et un nouvel avenir s’ouvrait devant elle. Elle releva ses jupes pour franchir un passage boueux. Il avait plu la veille et les nuages qu’on apercevait à l’ouest annonçaient de nouvelles pluies.
« Alors Arthur vient ici ?
— D’un jour à l’autre, Dame.
— Et il amène Lancelot ?
— Je crois bien. »
Elle fit la grimace. « La dernière fois que nous nous sommes vus, Seigneur Derfel, je devais épouser Gundleus. Aujourd’hui, c’est Lancelot. Un roi après l’autre.
— En effet, Dame. » C’était une réponse un peu courte, même stupide, mais j’étais saisi de cette exquise nervosité qui noue la langue d’un amoureux. Mon seul désir avait été d’être avec Ceinwyn, et maintenant qu’elle était à côté de moi, je ne pouvais lui dire ce qu’il y avait dans mon âme.
« Et je vais être reine de Silurie », ajouta Ceinwyn, visiblement sans plaisir. Elle s’arrêta et fit un geste en arrière, en direction de la large vallée du Severn. « Juste après le Dolforwyn, me confia-t-elle, il est une petite vallée cachée avec une maison et quelques pommiers. Et quand j’étais petite, j’aimais à penser que l’autre monde ressemblait à cette petite vallée ; un petit coin tranquille où je pourrais couler des jours heureux et avoir des enfants. » Elle rit de son propre rêve et se remit à marcher. « À travers la Bretagne entière, il est des filles qui rêvent d’épouser Lancelot et d’être une reine dans un palais, et moi je n’aspire qu’à une petite vallée perdue avec ses pommiers.
— Dame », fis-je, m’armant de courage pour dire le fond de ma pensée, mais elle devina aussitôt ce qui me passait par la tête et me toucha le bras pour me faire taire.
« Je dois faire mon devoir, Seigneur Derfel, lança-t-elle, me prévenant ainsi de retenir ma langue.
— Vous avez mon serment, lâchai-je, aussi près de lui confesser mon amour que j’en étais capable à cet instant.
— Je sais, dit-elle gravement, et tu es mon ami, n’est-ce pas ? »
J’aurais voulu être bien davantage, mais je fis signe que oui.
« Je suis votre ami, Dame.
— Alors je vais te dire ce que j’ai dit à mon frère. » Elle leva sur moi ses yeux bleus très graves. « Je ne sais pas si j’ai envie d’épouser Lancelot, mais j’ai promis à Cuneglas de le rencontrer avant de me faire une opinion. Je le dois. Mais je ne sais pas si je l’épouserai ou non. » Elle fit quelques pas en silence et je sentis qu’elle hésitait un instant à continuer. Elle se décida finalement à me faire confiance : « Après ta dernière visite, je suis allée voir la prêtresse de Maesmwyr, et elle m’a conduite dans la grotte aux rêves et m’a fait dormir sur un lit de crânes. Je voulais savoir mon destin, tu comprends, mais je n’ai pas souvenir d’avoir fait aucun rêve. À mon réveil, cependant, la prêtresse a déclaré que le prochain homme qui désirait m’épouser épouserait plutôt des morts. » Elle leva les yeux sur moi. « Cela a-t-il le moindre sens ?
— Aucun, Dame », dis-je en effleurant la garde de fer d’Hywelbane. Voulait-elle me mettre en garde ? Nous n’avions jamais parlé d’amour, mais elle avait dû deviner mon désir.
« Pour moi, ça n’a pas de sens non plus, confessa-t-elle, alors j’ai demandé à Iorweth ce que voulait dire cette prophétie, et il m’a dit de cesser de m’inquiéter. Il m’a expliqué que la prophétesse parle par énigmes parce qu’elle est incapable de dire des choses sensées. J’ai dans l’idée que cela veut dire que je ne me marierai pas, mais je n’en sais rien. La seule chose que je sache, Seigneur Derfel, c’est que je ne me marierai pas à la légère.
— Alors, vous savez deux choses. Dame. Vous savez que mon serment tient toujours.
— Je le sais également, dit-elle en me gratifiant à nouveau d’un sourire. Et je suis ravie que tu sois ici, Seigneur Derfel. » À ces mots, elle s’enfuit pour regrimper dans le char, me laissant tout perplexe, bien incapable de trouver à son énigme une réponse qui pût apaiser mon âme.
Arthur arriva à Caer Sws trois jours plus tard. Il vint avec vingt cavaliers et une centaine de lanciers. Il était accompagné de bardes et de harpistes, mais aussi de Merlin, de Nimue, et de tout l’or ramassé sur les morts à Lugg Vale. Guenièvre et Lancelot étaient également du voyage.
Je fis la grimace en voyant Guenièvre. Nous avions remporté la victoire et fait la paix. Mais je trouvais cruel de la part d’Arthur de venir avec la femme pour laquelle il avait repoussé Ceinwyn. Guenièvre avait insisté pour suivre son mari, et elle arriva donc à Caer Sws sur un char à bœufs garni de fourrures, tendu de draps de couleurs et drapé de branches de verdure en signe de paix. La reine Elaine, la mère de Lancelot, lui tenait compagnie, mais c’était Guenièvre, non la reine, qui attirait tous les regards. Elle se leva lorsque le char franchit lentement la porte et resta debout jusqu’à ce que les bœufs l’eussent rapproché de la grande salle de Cuneglas, où elle avait jadis été exilée malgré elle et où elle revenait aujourd’hui en conquérante. Elle portait une robe de lin teintée d’or, de l’or autour du cou et aux poignets, tandis qu’un anneau d’or enfermait son ample chevelure rousse. Elle était enceinte, mais la grossesse ne se voyait pas sous la précieuse étoffe dorée. On aurait dit une déesse.
Mais si Guenièvre avait l’air d’une déesse, c’est comme un dieu que Lancelot entra dans Caer Sws. Beaucoup de gens imaginèrent que c’était Arthur tant il était resplendissant sur son cheval blanc drapé d’un linge blanc clairsemé de petites étoiles dorées. Il portait son armure d’écaillés émaillées de blanc, son épée dans un fourreau blanc et un long manteau blanc doublé de rouge accroché aux épaules. Son beau visage basané était encadré par les rebords dorés de son casque maintenant couronné d’ailes de cygne déployées, non plus des ailes d’aigle qu’il avait arborées à Ynys Trebes. En le voyant, les gens restaient bouche bée et j’entendis le bruit se répandre à travers la foule : tout compte fait, ce n’était pas Arthur, mais le roi Lancelot, le tragique héros du royaume perdu de Benoïc, l’homme qui allait épouser leur princesse Ceinwyn. J’en eus le cœur tout chaviré, car je craignais que sa splendeur n’éblouît Ceinwyn. C’est à peine si la foule remarqua Arthur, qui portait un pourpoint de cuir et un manteau blanc et paraissait gêné de se retrouver à Caer Sws.
Ce soir-là, il y eut un banquet. Je doute que Cuneglas se soit réjoui de la venue de Guenièvre, mais c’était un homme patient et délicat qui, à la différence de son père, se gardait de prendre la mouche au moindre soupçon d’affront imaginaire. Il traita donc Guenièvre comme une reine. Assis de l’autre côté de Guenièvre, Arthur rayonnait. Il avait toujours l’air heureux quand il était avec sa Guenièvre, et ce devait être pour lui un vif plaisir de la voir ainsi traitée avec tant de cérémonie dans la salle même où il l’avait pour la première fois aperçue au fond de la salle au milieu du petit peuple.
Arthur se montra plein d’attentions pour Ceinwyn. Tous, ici, savaient qu’il l’avait autrefois repoussée et qu’il avait brisé leurs fiançailles pour épouser une Guenièvre désargentée. Et beaucoup d’hommes du Powys s’étaient juré de ne jamais pardonner cet affront à Arthur : mais Ceinwyn lui avait pardonné et elle fit en sorte que nul ne l’ignorât. Elle lui sourit, posa une main sur son bras et se pencha vers lui ; plus tard, au cours du banquet, lorsque l’hydromel eut dissipé toutes les vieilles rancœurs, le roi Cuneglas prit la main d’Arthur, puis celle de sa sœur, et les serra entre les siennes sous les vivats de la salle, ravie de ce signe de paix. Un vieil affront était enterré.
Un instant plus tard, en un autre geste symbolique, Arthur prit la main de Ceinwyn et la conduisit à un siège demeuré vacant à côté de Lancelot. La salle retentit à nouveau de hourras. D’un visage de marbre, je regardai Lancelot se lever pour recevoir Ceinwyn, puis s’asseoir à côté d’elle et lui servir du vin. Il retira de son poignet un bracelet d’or massif qu’il lui offrit et, bien que Ceinwyn fît mine de refuser le généreux présent, elle finit par le glisser à son bras où l’or resplendit à la lueur de la chandelle à mèche de jonc. Les guerriers de la salle voulurent voir le bracelet et Ceinwyn leva timidement le bras pour montrer le gros anneau d’or. Moi seul ne lançai point de vivats. Je restai assis dans le vacarme assourdissant et le crépitement de la pluie sur le toit de chaume. Elle avait été éblouie, j’en étais sûr, elle avait été éblouie. L’étoile du Powys avait succombé à la sombre et élégante beauté de Lancelot.
J’aurais volontiers quitté la salle pour porter ma misère sous la pluie battante si Merlin n’avait alors traversé la salle d’un pas majestueux. Au début du banquet, il était assis à la table haute, mais il l’avait quittée pour rejoindre les guerriers, s’arrêtant ici ou là pour écouter une conversation ou chuchoter quelques mots à l’oreille d’un homme. Sa chevelure blanche dégageait sa tonsure en une longue tresse nouée par un ruban noir, tandis que sa longue barbe était pareillement tressée et nouée. Son visage, aussi foncé que les châtaignes romaines qui étaient l’un des délices de Dumnonie, était long, creusé de rides et amusé. Il concoctait quelque malice, pensai-je, et je m’étais fait tout petit pour éviter d’en être la victime. J’aimais Merlin comme un père mais je n’étais pas d’humeur à supporter de nouvelles énigmes. Je voulais juste m’éloigner aussi loin de Ceinwyn et de Lancelot que les Dieux voudraient bien me laisser aller.
J’attendis que Merlin fût à l’autre extrémité de la salle afin de pouvoir me retirer sans me faire remarquer. Mais c’est alors que je le croyais à l’autre bout que je l’entendis chuchoter à mon oreille. « Tu me fuis, Derfel ? » demanda-t-il avant de s’asseoir à mes côtés en lâchant un grognement étudié. Il aimait à feindre la faiblesse du grand âge et se donnait en spectacle en massant ses genoux tout en geignant. Puis il me prit des mains la corne d’hydromel et la vida. « Regarde la princesse vierge, dit-il en faisant un grand geste en direction de Ceinwyn avec la corne vide, elle va au-devant de son sinistre destin. Voyons voir ça. » Il se gratta le menton entre ses tresses de barbe en réfléchissant à ce qu’il allait dire. « Quinze jours avant les fiançailles ? Le mariage une semaine plus tard, puis quelques mois avant que l’enfant ne la tue. Aucune chance qu’un bébé ne sorte de ces hanches étroites sans la déchirer en deux. » Il rit. « Comme une minette donnant naissance à un bouvillon. Une horreur, Derfel. » Il me dévisagea, se réjouissant de mon malaise.
« Je croyais, dis-je avec aigreur, que vous aviez lancé un charme de bonheur sur Ceinwyn ?
— Je l’ai fait, répondit-il d’un air narquois, mais quoi ? Les femmes aiment avoir des bébés, et si le bonheur de Ceinwyn consiste à être éventrée en deux moitiés sanguinolentes par son premier né, mon charme aura opéré, n’est-ce pas ? reprit-il dans un sourire.
- « Elle ne sera jamais en haut », dis-je, citant la prophétie que Merlin avait formulée à peine un mois plus tôt dans cette même salle, « et elle ne sera jamais en bas, mais elle sera heureuse. »
— Quelle mémoire as-tu pour des vétilles ! Tu ne trouves pas le mouton exécrable ? Pas assez cuit, tu vois. Et pas même chaud ! Je ne supporte pas la nourriture froide. » Ce qui ne l’empêcha pas de m’en subtiliser une portion dans ma gamelle. « Tu trouves ça glorieux d’être reine de Silurie ?
— Ah non ? demandai-je avec aigreur.
— Non, mon cher, non. Quelle idée absurde ! Il n’y a pas sur terre de pays plus désolé que la Silurie. Rien que des vallées véreuses, des plages de pierres et des gens affreux. » Il frissonna. « Ils brûlent le charbon, plutôt que le bois, et du coup la plupart des gens sont aussi noirs que Sagramor. Je ne crois pas qu’ils sachent ce que se laver veut dire. » Il se cura les dents et en retira un bout de cartilage qu’il lança à l’un des chiens qui s’affairaient parmi les convives. « Lancelot en aura bientôt assez de la Silurie ! Je ne vois pas notre galant Lancelot supporter bien longtemps ces affreuses brutes encharbonnées, si bien que, si elle survit aux couches, ce dont je doute, la pauvre petite Ceinwyn se retrouvera seule avec un tas de charbon et son petit braillard. Ce sera sa mort ! » Cette perspective ne semblait pas pour lui déplaire. « Tu n’as jamais remarqué, Derfel ? Tu découvres une jeune femme au faîte de sa beauté, avec un visage à faire pâlir d’envie les étoiles ; et un an plus, tard, tu la retrouves qui pue le lait et la merde de son moutard, et tu te demandes comment diable tu as jamais pu la trouver belle ? Voilà le sort que les bébés réservent aux femmes, Derfel, alors regarde-la bien, regarde-la maintenant, car jamais plus elle ne sera aussi ravissante. »
Elle était ravissante et, pis encore, elle paraissait heureuse. Ce soir-là, elle portait une robe blanche et, autour du cou, une étoile d’argent suspendue à une chaîne. Ses cheveux d’or étaient noués par un filet d’argent, tandis que des gouttes de pluie d’argent pendaient à ses oreilles. Et Lancelot, ce soir-là, était aussi marquant que Ceinwyn. On le disait le plus bel homme de Bretagne, ce qu’il était si l’on aimait son visage sombre, mince, long, presque reptilien. Il était vêtu d’un manteau noir rayé de blanc ; il portait un torque d’or autour du cou tandis qu’un anneau d’or rassemblait ses longs cheveux noirs huilés et plaqués sur son crâne avant de lui descendre en cascade dans le dos. Sa barbe taillée en pointe était également huilée.
Je me confiai à Merlin tout en sachant que je révélais trop le fond de mon cœur à ce vieil homme méchant :
« Elle m’a dit qu’elle n’était pas certaine d’épouser Lancelot.
— Ah bon, elle a dit ça, vraiment ? » répondit Merlin négligemment, tout en faisant signe à un esclave qui portait un plat de porc vers la table haute. Il fourra dans la basque de sa robe d’un blanc douteux une pleine poignée de côtes sur lesquelles il se jeta aussitôt, puis reprit : « Ceinwyn est une petite écervelée qui a le goût du roman. Elle s’est convaincue qu’elle épouserait l’homme de son cœur, bien que les Dieux seuls sachent pourquoi une idée pareille germe dans la cervelle d’une jeune fille ! Naturellement, ajouta-t-il la bouche pleine de porc, tout change aujourd’hui. Elle a rencontré Lancelot ! Et il va lui tourner la tête. Peut-être qu’elle n’attendra même pas le mariage ? Qui sait ? Peut-être, cette nuit même, dans le secret de sa chambre, elle va se faire le bougre. Mais probablement que non, c’est une fille très conventionnelle ! » Il prononça les trois derniers mots d’un ton méprisant. « Prends une côte, me proposa-t-il ensuite. Il est temps que tu te maries, toi aussi.
— Il n’est personne que je désire épouser », répondis-je d’un air maussade. Sauf Ceinwyn, naturellement, mais quel espoir avais-je contre Lancelot ?
« Le mariage n’a rien à voir avec le désir, trancha Merlin avec mépris. Arthur l’a cru, et quel imbécile il fait avec les femmes ! Ce que tu désires, Derfel, c’est une jolie fille dans ton lit, mais seule une tête de linotte ira croire que la fille et la femme doivent être la même créature. Arthur pense que tu devrais épouser Gwenhwyvach. » Il lâcha le nom comme en passant.
« Gwenhwyvach ! » Je réagis trop bruyamment. C’était la petite sœur de Guenièvre, une fille lourde et insipide à la peau claire que Guenièvre ne pouvait pas souffrir. Je n’avais aucune raison particulière de la détester, mais je ne me voyais pas épouser une fille aussi grise, inexpressive et malheureuse.
« Et pourquoi pas ? répliqua Merlin en feignant l’indignation. Un bon parti, Derfel. Qui es-tu, après tout, sinon le fils d’une esclave saxonne ? Et Gwenhwyvach est une authentique princesse. Sans argent, c’est entendu, et plus vilaine que la truie sauvage de Llyffan, mais imagine un peu combien elle sera reconnaissante ! » Il me lança un regard paillard. « Et vois un peu ses hanches, Derfel ! Aucun danger qu’un moutard y reste coincé. Elle crachera ses petites horreurs comme des pépins suintant de graisse ! »
Je me demandais si Arthur avait réellement eu l’idée de ce mariage, ou si c’était une proposition de Guenièvre ? Plus probablement une idée à elle. Je la regardai qui trônait dans tous ses ors à côté de Cuneglas. On lisait son triomphe sur son visage. Elle était d’une beauté peu ordinaire ce soir-là. Elle avait toujours été la femme la plus frappante de Bretagne, mais en cette nuit pluvieuse de banquet, à Caer Sws, elle rayonnait. Peut-être était-ce à cause de sa grossesse, mais l’explication la plus probable est qu’elle se délectait de son ascendant sur ces gens qui l’avaient jadis rejetée comme une exilée sans le sou. Désormais, grâce à l’épée d’Arthur, elle pouvait disposer de ces gens comme Arthur disposait de leurs royaumes. C’est Guenièvre, je le savais, qui était le principal partisan de Lancelot en Dumnonie ; c’est elle qui avait poussé Arthur à promettre à Lancelot le trône de Silurie, et c’est elle encore qui avait décidé que Ceinwyn serait la femme de Lancelot. Et j’avais dans l’idée qu’elle voulait maintenant me punir de mon hostilité à Lancelot en me mariant avec sa godiche de sœur.
« Tu as l’air malheureux, Derfel, renchérit Merlin d’un ton narquois, mais je me gardai bien de répondre à la provocation.
— Et vous, Seigneur ? Vous êtes heureux ?
— Tu t’en soucies donc ? demanda-t-il avec désinvolture.
— C’est que je vous aime, Seigneur, comme un père. »
Il s’étrangla de rire, à moitié suffoqué par sa tranche de porc, mais il riait encore aux éclats quand il eut retrouvé sa respiration. « Comme un père ! Derfel ! Quel animal bêtement sentimental tu fais ! La seule raison pour laquelle je t’ai élevé, c’est que j’ai cru que les Dieux t’avaient choisi, et peut-être est-ce le cas. Les Dieux jettent parfois leur dévolu sur les créatures les plus étranges. Alors dis-moi, mon prétendu fils attentionné, ton amour filial irait-il jusqu’à me servir ?
— Quel service attendez-vous de moi, Seigneur ? » demandai-je, tout en sachant pertinemment ce qu’il voulait. Il voulait des lanciers pour se lancer dans la quête du Chaudron.
Il baissa la voix et se rapprocha de moi, mais je doute que quiconque ait pu surprendre notre conversation dans le vacarme de cette grande beuverie. « La Bretagne, reprit-il, souffre de deux maladies, mais Arthur et Cuneglas n’en reconnaissent qu’une seule.
— Les Saxons. »
Il hocha la tête. « Mais la Bretagne débarrassée des Saxons restera mal en point, Derfel, car nous risquons de perdre les Dieux. Le christianisme se répand plus vite que les Saxons et les chrétiens sont une plus grande offense pour nos dieux que n’importe quel Saxon. Si nous ne bridons pas les chrétiens, les Dieux nous déserteront totalement, et qu’est-ce que la Bretagne sans ses dieux ? Mais si nous passons le harnais aux Dieux et que nous les rendions à la Bretagne, nous les vaincrons tous : les Saxons et les chrétiens. Nous nous trompons de maladie, Derfel ! »
Je jetai un coup d’œil à Arthur, qui écoutait avec attention ce que disait Cuneglas. Arthur n’était pas un homme sans religion, mais il n’attachait pas grande importance à ses croyances et n’avait aucune haine en son cœur pour les hommes et les femmes qui croyaient à d’autres dieux. En revanche, je le savais, il ne supportait pas d’entendre Merlin parler de combattre les chrétiens. » Et personne ne vous écoute, Seigneur ? demandai-je à Merlin.
— Quelques-uns, fit-il d’un air bougon, une poignée, un ou deux. Pas Arthur. Il me prend pour un vieux fou au bord de la sénilité. Mais toi, Derfel ? Suis-je un vieux fou à tes yeux ?
— Non, Seigneur.
— Et tu crois à la magie, Derfel ?
— Oui, Seigneur. » Tantôt elle opérait, tantôt elle échouait. J’en avais été témoin. Mais la magie est un art difficile, et j’y croyais.
Merlin se rapprocha encore de mon oreille. « Alors sois cette nuit au sommet du Dolforwyn, Derfel, et j’exaucerai le désir de ton âme. »
Une harpiste frappa un accord : les bardes allaient se mettre à chanter. Les guerriers se turent. Un vent glacé s’engouffra par la porte ouverte et fit vaciller les petites flammes des chandelles et des lanternes à mèche de jonc ensuiffées. « Le désir de ton âme », chuchota à nouveau Merlin, mais quand je me tournai à gauche, il s’était évanoui.
Et, dans la nuit, le tonnerre gronda. Les Dieux étaient à l’étranger et, cette nuit-là, j’étais convoqué sur le Dolforwyn.
*
Je quittai le banquet avant la remise des cadeaux, avant que les bardes ne chantent et que les guerriers avinés ne haussent la voix pour entonner l’obsédant Chant de Nwyfre. J’entendis le chant s’élever loin derrière moi alors que je longeais seul la vallée où Ceinwyn m’avait parlé de sa visite au lit de crânes et de l’étrange prophétie qui n’avait aucun sens.
Je portais mon armure, mais pas de bouclier. Hywelbane, mon épée, était à mon côté, et mon manteau vert recouvrait mes épaules. Nul homme ne marchait dans la nuit d’un cœur léger, car la nuit appartenait aux goules et aux esprits, mais je répondais à l’appel de Merlin : je me savais donc en sécurité.
Je m’engageai sur la route de l’est qui menait des remparts jusqu’à la frange sud de la chaîne de collines où se trouvait le Dolforwyn. Ce fut une longue marche, quatre heures dans une nuit épaisse et pluvieuse, et la route était noire comme poix. Mais les Dieux devaient désirer me voir arriver, car je ne me perdis pas en chemin et ne rencontrai aucun danger dans la nuit.
Merlin, je le savais, ne devait pas être bien loin devant, et bien que je fusse de deux vies plus jeune que lui, à aucun moment je ne l’aperçus ni même ne l’entendis. J’entendis juste le chant se perdre dans l’obscurité, puis j’écoutai le ruissellement de la rivière sur les pierres et le crépitement de la pluie sur les feuilles. J’entendis aussi le cri d’un lièvre attrapé par une belette et le cri perçant d’un blaireau cherchant sa femelle. Je passai devant deux cabanes où le feu de l’âtre se mourait sous le toit de chaume. De l’une des huttes, une voix d’homme appela, mais je répondis que j’allais en paix, et il fit taire son chien.
Je quittai la route pour m’engager sur le chemin qui serpentait au flanc du Dolforwyn, et je craignis que l’obscurité ne me fît perdre mon chemin sous les chênes, mais les nuages se dispersèrent, laissant filtrer à travers les feuillages lourds de pluie un mince filet de lune blafarde qui m’indiqua le chemin caillouteux qui menait au sommet de la royale colline. Nul homme n’y habitait. C’était un lieu de chênes, de pierres et de mystère.
Le chemin débouchait sur le grand espace découvert du sommet, où se dressait la salle de banquet solitaire, avec le cercle de pierres debout où Cuneglas avait été acclamé. Ce sommet était le lieu le plus sacré du Powys, mais il restait désert le plus clair de l’année : on n’y venait que pour les grands banquets ou les plus hautes solennités. À cette heure, au clair de lune, la salle restait noyée dans l’obscurité. Le sommet de la colline paraissait désert.
Je m’arrêtai à la lisière des chênes. Une chouette effraie s’envola juste au-dessus de moi, son corps trapu porté par de courtes ailes effleurant la queue de loup de mon casque. La chouette était un augure, mais je ne pouvais dire si l’augure était bon ou mauvais, et je fus soudain effrayé. C’est la curiosité qui m’avait attiré ici, mais je percevais maintenant le danger. Merlin n’exaucerait pas le désir de mon âme pour rien. Ce qui voulait dire que j’étais ici pour faire un choix et un choix, sans doute, que je n’avais aucune envie de faire. En vérité, je le redoutais tant que je faillis retourner dans l’obscurité des arbres, mais la cicatrice de ma main gauche se rappela à moi et je restai sur place.
Cette cicatrice était l’œuvre de Nimue et, chaque fois qu’elle palpitait, je savais que mon destin m’échappait. J’en avais fait le serment à Nimue. Je ne pouvais faire marche arrière.
La pluie avait cessé et les nuages se dispersaient. Un vent froid fouettait la cime des arbres, mais il ne pleuvait plus. Il faisait encore nuit noire. L’aube ne pouvait être bien loin, mais on ne voyait encore poindre aucune lueur à travers les collines de l’est. Il n’y avait que le pâle éclat de la lune, qui transformait les pierres du cercle royal du Dolforwyn en formes argentées dans la nuit.
Je me dirigeai vers le cercle de pierres. Le battement de mon cœur faisait plus de bruit que mes grosses bottes sur la terre. Toujours personne en vue. L’espace d’un instant, je me demandai si Merlin ne m’avait pas joué un mauvais tour, mais c’est alors qu’au centre du cercle, où se dresse la pierre de la royauté du Powys, je vis un rayon de lumière plus vif que le reflet de la lune embrumée sur les rochers lustrés par la pluie.
Je me rapprochai, mon cœur battant la chamade. Je me glissai entre les pierres et découvris que la lune se reflétait dans une coupe. Une coupe en argent. Une petite coupe d’argent dont je vis, en m’approchant de la Pierre royale, qu’elle était pleine d’un liquide foncé.
« Bois, Derfel. » Je reconnus la voix de Nimue, à peine audible avec le bruit du vent dans les chênes. « Bois. »
Je me retournai, tâchant de l’apercevoir, mais en vain. Le vent souleva mon manteau et fit claquer quelques brins de paille sur le toit de chaume de la salle. « Bois, Derfel, bois », répéta la voix de Nimue.
Je levai les yeux au ciel et priai Lleullaw de me protéger. Ma main gauche, dont la palpitation était maintenant douloureuse, tenait ferme la garde d’Hywelbane. La prudence, je le savais, me dictait de m’en aller retrouver la chaleur de l’amitié d’Arthur, mais la misère de mon âme m’avait conduit au sommet de cette colline froide et désolée, et la seule pensée que la main de Lancelot reposait sur le poignet délicat de Ceinwyn me fit baisser les yeux vers la coupe.
Je la soulevai, hésitai, puis la vidai.
Le breuvage avait un goût si amer que je frissonnai quand je l’eus fini. Le goût acre persista dans ma bouche et dans ma gorge tandis que je reposais la coupe sur la pierre du roi.
« Nimue ? » appelai-je presque suppliant. Mais il n’y eut d’autre réponse que le vent dans les arbres.
« Nimue ! » appelai-je à nouveau, maintenant pris de vertiges. Les nuages bouillonnaient, noirs et gris, et la lune se brisait en éclats de lumière argentée et tranchante depuis la rivière lointaine pour venir cingler la ronde des arbres obscurs. « Nimue ! » Mes genoux fléchirent, et ma tête se mit à grouiller de rêves sinistres. Je m’affalai à côté de la Pierre royale, qui me parut soudain aussi grosse qu’une montagne, puis je m’effondrai si lourdement que mon bras tendu renversa la coupe vide. J’avais la nausée, mais j’étais bien incapable de vomir. Il n’y avait que des rêves, de terribles rêves, et les cris perçants de ces goules de cauchemar qui hurlaient dans ma tête. Je pleurais, je suais à grosses gouttes et mes muscles se crispaient en spasmes incontrôlables.
Des mains se saisirent alors de ma tête et m’arrachèrent mon casque, puis un front se pressa contre le mien. C’était un front blanc et froid, et les cauchemars se dissipèrent pour laisser place à la vision d’un long corps blanc et nu, avec des cuisses élancées et des petits seins. « Rêve, Derfel, me susurra Nimue tout en me passant la main dans les cheveux, rêve, mon amour, rêve. »
Je sanglotais désespérément. J’étais un guerrier, un seigneur de Dumnonie. Le grand ami d’Arthur, qui était mon débiteur depuis la bataille et qui voulait me combler de terre et de richesse par-delà toutes mes espérances. Et je pleurais comme un petit orphelin. Le désir de mon âme était Ceinwyn, mais Ceinwyn était éblouie par Lancelot. Jamais plus je ne connaîtrais le bonheur, j’en étais persuadé.
« Rêve, mon amour, rêve », fredonna Nimue. Elle avait dû jeter un manteau noir par-dessus nos têtes car soudain la nuit noire disparut. Je me retrouvai dans le silence et la ténèbre, ses bras passés autour de mon cou, son visage tout près du mien. A genoux, joue contre joue, mes mains se crispant spasmodiquement et désespérément sur la peau fraîche de ses cuisses nues. J’abandonnai le poids de mon corps secoué de spasmes sur ses frêles épaules, et là, entre ses bras, les larmes cessèrent, les crispations s’atténuèrent. Soudain, je fus calme. Finie l’envie de vomir, envolée la douleur de mes jambes. J’avais chaud. Si chaud que je continuai à suer à grosses gouttes. Je ne bougeai pas, je n’avais aucune envie de bouger, juste de laisser venir le rêve.
Au départ ce fut un rêve prodigieux, car il semblait que j’eusse reçu les ailes d’un grand aigle et je survolais un pays que je ne connaissais pas. Je vis alors un pays terrible brisé par de grands précipices et de hautes montagnes de rocs déchiquetés que de petits ruisseaux blancs dévalaient en cascade vers des lacs de tourbe. Les montagnes semblaient n’avoir ni fin ni refuge, car alors que je planais sur les ailes de mon rêve je ne vis ni maisons ni cabanes, ni champs, ni troupeaux, ni bergers, pas âme qui vive, juste un loup filant entre l’à-pic et les ossements d’un cerf prisonnier d’un épais bosquet. Le ciel au-dessus de moi était gris comme une épée, les montagnes au-dessous aussi noires que du sang séché, et l’air sous mes ailes froid comme un couteau dans les côtes.
« Rêve, mon amour », murmurait Nimue. Et dans mon rêve, je me laissai porter par mes larges ailes pour voir de plus près une route qui serpentait entre les collines obscures. C’était une route de terre battue, brisée par les rochers, qui suivait son cours cruel d’une vallée à l’autre, tantôt grimpant jusqu’à des passes lugubres pour redescendre vers les rochers à nu d’une autre vallée. La route longeait des lacs noirs, traversait des gouffres béants et ombragés, contournait des collines enneigées, mais continuait toujours plus au nord. C’était un nord que je ne connaissais pas, mais c’était un rêve où le savoir n’a que faire de la raison.
Les ailes du rêve me rapprochèrent de la surface de la route. Soudain je ne volais plus, mais suivais la route grimpante en direction d’une passe. De part et d’autre, les pentes étaient couvertes de plaques d’ardoise ruisselantes, mais quelque chose me dit que la route s’arrêtait juste après la passe. Que si seulement je pouvais continuer à marcher sur mes jambes fatiguées, je franchirais la crête et trouverais le désir de mon âme de l’autre côté de la crête.
Je haletais maintenant, respirant par pénibles secousses tout en parcourant en rêve les tout derniers pas de la route. Et soudain, au sommet, je vis la lumière, la couleur et la chaleur.
Car la route redescendait vers la côte bordée d’arbres et de champs et, au-delà de la côte, une mer brasillante au milieu de laquelle on apercevait une île. Et au milieu de l’île, soudain baignée de soleil, un lac. « Là ! » m’écriai-je. Car je savais que l’île était mon but, mais à l’instant même où il semblait que j’eusse retrouvé assez d’énergie pour parcourir les derniers kilomètres de route et plonger dans cette mer ensoleillée, une goule se mit en travers de mon chemin. Une chose noire dans une armure noire et qui crachait du limon noir, et tenant dans sa main griffue une épée à lame noire deux fois longue comme Hywelbane. Elle me provoqua en hurlant.
Et je hurlai moi aussi, et mon corps se raidit dans l’étreinte de Nimue.
Ses bras s’agrippaient à mes épaules. « Tu as vu la Route de Ténèbre, Derfel, murmura-t-elle, tu as vu la Route de Ténèbre. » Et soudain elle s’arracha à mes bras, le manteau qui me couvrait le dos disparut et je tombai en avant sur l’herbe mouillée du Dolforwyn tandis qu’un vent glacé tourbillonnait autour de moi.
Je restai allongé là de longues minutes. Le rêve était passé, et je me demandais quel rapport il y avait entre la Route de Ténèbre et le désir de mon âme. Puis je me jetai de côté et vomis, et soudain j’eus à nouveau les idées claires et j’aperçus la coupe d’argent tombée juste à côté de moi. Je la pris, me redressai et vis Merlin qui m’observait de l’autre extrémité de la Pierre royale. Nimue, sa maîtresse et prêtresse, se tenait à côté de lui, son corps mince enveloppé d’un ample manteau noir, sa chevelure noire nouée par un ruban, et son œil d’or scintillant au clair de lune. Gundleus lui avait arraché l’œil de cette orbite, et il avait payé cette blessure au centuple.
Aucun des deux ne dit mot. Ils se contentèrent de me regarder vomir dans un ultime spasme, retrousser les lèvres, secouer la tête puis tâcher de me relever. Mon corps était encore faible, ou c’est la tête qui me tournait, car je ne parvins pas à me relever. Je retombai à genoux à côté de la pierre et m’appuyai sur mes coudes. De légers spasmes continuaient à me secouer de temps à autre. « Que m’avez-vous fait boire ? demandai-je en replaçant la coupe d’argent sur le rocher.
— Je ne t’ai rien fait boire, répondit Merlin. Tu as bu de ton plein gré, Derfel, de même que tu es venu ici de ton plein gré. » Si malicieuse sous le toit de Cuneglas, sa voix était maintenant froide et distante.
« Qu’as-tu vu ?
— La Route de Ténèbre, répondis-je docilement.
— Elle est là, dit Merlin en indiquant le nord dans la nuit.
— Et la goule ? demandai-je.
— Diwrnach. »
Je fermai les yeux, car je savais maintenant ce qu’il voulait. « Et l’île, ajoutai-je en rouvrant les yeux, c’est Ynys Mon ?
— Oui, fit Merlin. L’île bienheureuse. »
Avant la venue des Romains et avant même qu’on eût jamais rêvé des Saxons, la Bretagne était gouvernée par les Dieux, et les Dieux s’adressaient à nous depuis Ynys Mon, mais les Romains avaient saccagé l’île, abattant ses chênes, détruisant ses bocages sacrés et massacrant ses druides. Cette Année Noire remontait à plus de quatre cents ans, mais Ynys Mon était encore sacrée pour une poignée de druides qui, comme Merlin, entendaient ramener les Dieux en Bretagne. Or, l’île bienheureuse faisait partie du royaume de Diwrnach, le plus terrible des rois irlandais qui eût jamais franchi la mer d’Irlande pour s’emparer de la terre bretonne. On disait que Diwrnach badigeonnait ses boucliers de sang humain. Dans toute la Bretagne, il n’était de roi plus cruel ni plus redouté. Seules les montagnes qui l’entouraient et la faiblesse de son armée le retenaient de propager sa terreur dans le sud à travers Gwynedd. Diwrnach était un monstre invincible. Une créature qui rôdait aux confins obscurs de la Bretagne. De l’aveu général, mieux valait ne pas la provoquer. « Vous voulez que j’aille à Ynys Mon ? demandai-je à Merlin.
— Je veux que tu nous accompagnes à Ynys Mon, dit-il en montrant Nimue, avec nous et une vierge.
— Une vierge ?
— Parce que seule une vierge, Derfel, peut trouver le Chaudron de Clyddno Eiddyn. Et qu’aucun de nous, je crois, ne saurait y prétendre, ajouta-t-il d’un ton sarcastique.
— Et le Chaudron, repris-je lentement, se trouve à Ynys Mon. » Merlin hocha la tête et je frémis en pensant à cette expédition. Le Chaudron de Clyddno Eiddyn était l’un des treize Trésors magiques de la Bretagne qui avaient été dispersés lorsque les Romains avaient pillé Ynys Mon. Et l’ultime ambition de Merlin, dans sa longue vie, était de rassembler les trésors, mais il tenait par-dessus tout au Chaudron. Avec celui-ci, assurait-il, il pourrait maîtriser les Dieux et triompher des chrétiens. Voilà pourquoi, avec un goût amer dans la bouche et indisposé par des aigreurs d’estomac, j’étais agenouillé au sommet d’une colline trempée du Powys. « Ma mission, dis-je à Merlin, est de combattre les Saxons.
— Imbécile ! aboya Merlin. La guerre contre les Saïs est perdue tant que nous n’aurons pas récupéré les Trésors.
— Arthur n’est pas d’accord.
— Arthur est tout aussi sot que toi. Qu’importent les Saxons, imbécile, si nos dieux nous ont laissés tomber ?
— J’ai juré de servir Arthur, protestai-je.
— Tu as aussi juré de me servir, répliqua Nimue, levant son bras gauche pour montrer la cicatrice qui répondait à la mienne.
— Mais je ne veux sur la Route de Ténèbre aucun homme qui ne vienne de son plein gré. À toi de choisir à qui tu seras fidèle, Derfel, mais je peux t’y aider. »
Il débarrassa le rocher de la coupe et la remplaça par un tas de côtes qu’il avait pris dans la salle de Cuneglas. Il s’agenouilla, saisit un os et le disposa au centre de la Pierre royale. « Voilà Arthur, dit-il. Et voici Cuneglas. Et de celui-ci, nous en reparlerons plus tard », dit-il en prenant un troisième os pour former un triangle avec les deux premiers. Puis il en prit un quatrième qu’il plaça en travers de l’un des angles : « Voici Tewdric de Gwent, voici l’alliance d’Arthur avec Tewdric et voici son alliance avec Cuneglas. » Ainsi forma-t-il un second triangle au sommet du premier, dessinant une sorte d’étoile rudimentaire à six pointes. Puis il s’attaqua à une troisième figure, parallèle à la première : « Voici l’Elmet, voici la Silurie, et cet os-ci, dit-il en brandissant le dernier, c’est l’alliance de tous ces royaumes. Voilà. » Il se recula et fit un geste en direction de cette tour précaire qui reposait au centre de la pierre. « Voilà le plan que nous a mitonné Arthur, Derfel. Mais c’est moi qui te le dis, et je suis formel : sans les Trésors, tout va s’effondrer. »
Il se tut. Je regardai les neuf os. Tous, sauf la mystérieuse troisième côte, portaient encore des bouts de viande, de tendon et de cartilage. Seul le troisième était parfaitement nettoyé et blanc. Je l’effleurai du doigt, prenant grand soin de ne pas perturber le fragile équilibre de cette tour écrasée. « Et qu’en est-il du troisième os ? »
Merlin sourit.
« Le troisième os, Derfel, c’est le mariage entre Lancelot et Ceinwyn. » Il s’arrêta. « Prends-le. »
Je ne bougeai pas. Le retirer, c’était faire s’effondrer le fragile réseau d’alliances qui était le meilleur espoir d’Arthur : en vérité son unique espoir de vaincre les Saxons.
Merlin devina ma répugnance et se saisit du troisième os sans pour autant le dégager. « Les Dieux ont horreur de l’ordre, grogna-t-il. L’ordre, Derfel, voilà ce qui détruit les Dieux, si bien qu’il leur faut détruire l’ordre. » Il retira l’os et la tour s’écroula aussitôt. « Arthur doit restaurer les Dieux, reprit Merlin, s’il veut ramener la paix en Bretagne. » Il me tendit l’os. « Prends-le. »
Je ne bougeai pas.
« Ce n’est qu’un amas de vieux os, mais celui-ci, Derfel, c’est le désir de ton âme. » Il me tendit l’os immaculé. « Cet os, c’est le mariage de Lancelot et de Ceinwyn. Brise-le, Derfel, et le mariage n’aura jamais lieu. Laisse-le intact, Derfel, et ton ennemi conduira ta femme dans sa couche pour la besogner comme un chien. » De nouveau, il insista pour que je prenne l’os, mais je ne bougeai pas. « Tu crois que ton amour pour Ceinwyn ne se lit pas sur ton visage ? demanda-t-il d’un ton railleur. Prends-le ! Parce que moi, Merlin d’Avalon, je te donne à toi, Derfel, le pouvoir de cet os. »
Je le pris, les Dieux me viennent en aide, mais je le pris. Que pouvais-je faire d’autre ? J’étais amoureux. Je pris l’os et le fourrai dans ma bourse.
« Ça ne servira à rien, railla Merlin, à moins que tu ne le casses en deux.
— De toute façon, ça ne me servira en rien, répondis-je, découvrant enfin que je pouvais tenir debout.
— Tu es un sot, Derfel, trancha Merlin, mais un sot qui est une bonne épée. Voilà pourquoi j’ai besoin de toi si nous devons nous engager sur la Route de Ténèbre. » Il se releva. « À toi de choisir, maintenant. Tu peux briser l’os, et Ceinwyn viendra à toi, je te le promets, mais en ce cas tu auras fait le serment de partir à la recherche du Chaudron. Ou tu peux épouser Gwenhwyvach et gâcher ta vie en t’épuisant à enfoncer les boucliers saxons pendant que les chrétiens complotent de prendre la Dumnonie. A toi de choisir, Derfel. Maintenant, ferme les yeux. »
Je fermai les yeux, les gardai clos, docilement un long moment. Puis, faute de nouvelles instructions, je finis par les rouvrir.
Le sommet de la colline était désert. Je n’avais rien entendu, mais Merlin, Nimue, les huit os et la coupe : tout avait disparu. L’aube pointait à l’horizon, les oiseaux piaillaient à tue-tête dans les arbres, et j’avais un os bien nettoyé dans ma bourse.
Je descendis pour rejoindre la route qui longeait la rivière, mais dans ma tête je voyais l’autre route, la Route de Ténèbre qui menait à l’antre de Diwrnach, et j’avais peur.